La notion d’épistémè chez Foucault
ou la question des conditions de possibilité du savoir

Emmanuelle Pirotte

Selon Foucault, notre culture occidentale a manifesté qu’il y avait de l’ordre entre les mots et les choses, un certain ordre – toutes les cultures ne partagent pas le même ordre comme il le montre en faisant référence à l’encyclopédie chinoise et la taxinomie qu’elle propose. Mais plus encore, cet ordre sur fond duquel nous pensons les choses n’a pas toujours été le même. Certes, il dépend des codes fondamentaux d’une culture (ceux qui régissent notre société) et des connaissances réflexives (celles des savants, des scientifiques et des philosophes). Mais il dépend aussi de « l’expérience nue » que nous faisons de cet ordre. C’est pourquoi, dans Les mots et les choses, Foucault nous présente « une étude qui s’efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles ; selon quel espace d’ordre s’est constitué le savoir ; sur fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former, pour, peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt »1. Autrement dit, il se lance dans une analyse du savoir qu’il appelle aussi « analyse de l’épistémè » pour la distinguer des autres formes possibles d’histoire des idées ou des sciences. Il inverse en quelque sorte la logique : l’épistémè, « ce n’est pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses, manifestent l’unité souveraine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque ; c’est l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés »2 – ou encore : c’est l’ensemble des relations, à une époque donnée, qui rendent possible l’existence des figures épistémologiques et des sciences et qui s’imposent au discours ou qui font apparaître la régularité d’un savoir qui se manifeste dans ce que nous disons, pensons et faisons. Aussi, pour mener cette analyse, il s’intéresse à l’espace d’ordre – ou l’ordre sur fond duquel nous pensons les choses – dans l’intention de dégager les conditions de possibilité du savoir, dans son rapport avec les figures épistémologiques et les sciences, pour expliquer le fait qu’il existe. Mais aussi pour montrer que ce fait ne s’origine pas dans un sujet transcendantal ou constituant – donc qu’il n’est pas question de fonder en lui, le fait et le droit –, mais se rapporte aux processus d’une pratique historique. Au terme de l’analyse, Foucault décrit deux grandes discontinuités dans l’épistémè de la culture occidentale. Car si nous avons l’impression que la ratio européenne a suivi un mouvement presque ininterrompu depuis la Renaissance, il montre le contraire. Nous revenons ici brièvement sur ces deux discontinuités : celle qui inaugure l’âge classique vers le milieu du XVIIe siècle (discontinuité entre l’épistémè de la Renaissance et l’épistémè à l’âge classique) et celle qui marque le seuil de la modernité au début du XIXe siècle (discontinuité entre l’épistémè à l’âge classique et l’épistémè moderne). L’ordre sur fond duquel nous pensons les choses n’a pas le même mode d’être à la Renaissance, à l’âge classique et à l’époque moderne. Et selon toute vraisemblance, l’ordre sur fond duquel nous penserons les choses demain aura encore un autre mode d’être.

L’épistémè de la Renaissance

À la fin du Moyen Âge et jusqu’à la fin du XVIe siècle, l’ordre entre les mots et les choses est énoncé dans les textes premiers ou le verbe initial et éternel : Dieu n’a rien laissé sans « signature ». Tout en créant, il nomma le monde, il attribua à chaque chose des marques spéciales de manière à redoubler le monde sur lui-même afin que l’homme puisse appréhender les choses qui se dressent devant lui, sans quoi elles resteraient indéfiniment muettes ; toutes les choses sont signées même si certaines signatures demeurent cachées, c’est à l’homme de les découvrir. Ainsi donc, le visage du monde s’est couvert de signes extérieurs et visibles – des caractères, des logotypes, des chiffres, des mots, etc. – pour désigner et décrire les choses : « Le monde peut se comparer à un l’homme qui parle » (MC 42). Et, la forme sous-jacente qui opère et qui guide l’homme dans ce travail, c’est la ressemblance. Elle est « le signe dans sa singulière valeur de signe », elle permet de s’arrêter et relever les signatures qui s’entrecroisent, ou encore, elle s’applique dans tous les aspects du monde et signifie ce qu’elle indique. Mais, la forme de la ressemblance n’est pas l’homologie qu’elle signale, elle ne se confond pas avec la chose, elle se manifeste toujours dans un rapport à une autre ressemblance : les similitudes s’appuient ou se repoussent les unes sur les autres. En découle un jeu entre « sympathie-antipathie » (MC 40) qui embrasse toutes les formes de ressemblance (convenance, émulation ou analogie) et donne lieu à une infinité de signes à déchiffrer et interpréter pour bâtir le savoir. Dès lors, cette tâche que l’on confie à la sémiologie (les connaissances et les techniques qui permettent l’étude formelle des signes) et à l’herméneutique (les connaissances et les techniques qui permettent de donner un sens aux signes) se révèle impossible, car en posant le lien de la ressemblance, le savoir finit par porter toujours sur la même chose sans certitude de l’épuiser entièrement, laissant ainsi aux mots une part obscure ; le système des signatures renverse le rapport du visible à l’invisible. Néanmoins, même s’il s’agit, comme dit Foucault, d’un savoir « pléthorique et absolument pauvre » (MC 45), le signe est la marque de la vérité de la chose. En bref, à la Renaissance, la ressemblance organise les objets du monde et le discours est un instrument qui rend compte du monde et de sa position intermédiaire entre l’homme et Dieu : au fur et à mesure que l’homme s’intéresse aux signatures, il étend son savoir – donc se rapproche de Dieu – et le (son) discours permet de formuler des énoncés qui disent la même chose en toute « transparence » afin de révéler l’être des choses, ou encore, la figure du savant expose et présente les choses qui se dessinent devant lui dans un souci de connaissance. Les conditions sont remplies pour voir apparaître la notion de « sujet connaissant ».

L’épistémè à l'âge classique

Début du XVIIe siècle, les similitudes déçoivent, l’illusion des sens et les confusions du langage plongent l’être humain dans le doute. Les savants de l’époque – Ramus déjà au XVIe siècle, puis Bacon et Descartes pour ne citer qu’eux – décrivent les failles de la raison et recommandent prudence et méthode. Le semblable se trouve dissocié dans une analyse faite en termes d’identité et de différence. De là, le découpage de la nature ne se fait plus approximativement, mais répond désormais à l’ordre et la mesure scientifique (ou à la Mathesis3 ) ; tout le champ empirique obéit à une nouvelle disposition, celle du « rationalisme »4. Parallèlement, on voit les grammairiens soulever un autre problème : la question n’est pas (plus) tant de s’intéresser aux choses pour être certain qu’un signe correspond bien à ce qu’il signifie, mais plutôt, comment un signe peut-il être lié à ce qu'il signifie ? Il ne s’agit plus de commenter le signe, il faut le critiquer. Et, c’est la grammaire dite « de Port-Royal »5qui pose ses propres conditions : le langage devient le lien concret de la représentation à la réflexion, il est la forme initiale de toute réflexion :

« La Grammaire générale, c’est l'étude de l'ordre verbal dans son rapport à la simultanéité qu'elle a pour charge de représenter. […] [Le langage] n’est pas tant l’instrument de communication des hommes entre eux, que le chemin par lequel, nécessairement, la représentation communique avec la réflexion. » (MC 97-98)

Nous basculons dans une autre épistémè. La ressemblance disparaît, du moins en partie, de l’horizon de la connaissance en faveur de la grammaire ou l’ordre du verbe ; le langage classique joue désormais un nouveau rôle : celui de « représenter la pensée »6. Arrêtons-nous un instant, car il s’agit de bien saisir le changement qui s’opère dans notre manière de penser le lien entre une chose et un mot. Représenter ne veut plus dire « fabriquer un double matériel qui puisse, sur le versant externe du corps, reproduire la pensée en son exactitude » (MC 92). Représenter est à entendre au sens strict :

« Le langage représente la pensée, comme la pensée se représente elle-même. Il n’y a pas, pour constituer le langage, ou pour l’animer de l’intérieur, un acte essentiel et primitif de signification, mais seulement, au cœur de la représentation, ce pouvoir qu’elle détient de se représenter elle-même, c’est-à-dire de s’analyser en se juxtaposant, partie par partie, sous le regard de la réflexion, et de se déléguer elle-même dans un substitut qui la prolonge. » (MC 92)

Autrement dit, à l’époque classique, le rapport du signe à son contenu change fondamentalement : plus question de découvrir, déchiffrer et reconstituer l’être des choses à partir d’un texte premier ou d’un acte de parole initial et éternel – il ne s’agit plus de « réveiller » le langage pour faire la lumière sur les choses muettes –, c’est à l’esprit « de renoncer à sa hâte et à sa légèreté naturelle pour devenir « pénétrant » et percevoir enfin les différences propres à la nature » (MC 66). Aussi : rien n’est donné qui ne soit préalablement donné à la représentation du sujet (connaissant) ; l’esprit réfléchit sa propre représentation qu’il juge équivalente à la chose représentée. Les représentations sont isolées et ordonnées pour se distinguer de l’impression globale et apparaître dans leur singularité ; elles s’ouvrent d’elles-mêmes sur un espace qui leur est propre et prennent sens en même temps qu’elles se révèlent, pour être ensuite reportées et mesurées à de nouvelles représentations, ainsi de suite. Les signes sont à leur tour présentés aux lois de la combinatoire, des opérations logiques et du calcul de probabilité de façon à saisir la plus petite différence possible entre les représentations : alors que l’esprit analyse, les signes apparaissent, et simultanément, parce que les signes excitent l’esprit, l’analyse ne cesse de se poursuivre – ici la sémiologie et l’herméneutique se rejoignent dans l’analyse. Cependant, pour vérifier que le signe soit « identique » à la représentation de la chose, la représentation doit à son tour se trouver représentée par le signe lui-même. Partant, la représentation est à la fois ce qu’elle signifie (le signe sous la forme de son contenu ou signifié) et la représentation de soi (le signe sous la forme de sa propre représentation ou signifiant). Enfin, le langage est là pour fixer – indiquer et rappeler – la représentation parmi les autres, rien de plus. L’existence du langage s’élide, seul subsiste son fonctionnement :

« Il [le langage] se fait invisible ou presque. Il est en tout cas devenu si transparent à la représentation que son être cesse de faire problème. […] À la limite, on pourrait dire que le langage classique n’existe pas [mais] il fonctionne : toute son existence prend place dans son rôle représentatif, s’y limite avec exactitude et finit par s’y épuiser. Le langage n’a plus d’autre lieu que la représentation, ni d’autre valeur qu’en elle : [c’est] en ce creux qu’elle a pouvoir d’aménager. » (MC 93)

À cette nouvelle question qui anime les esprits : comment un signe peut-il être lié à ce qu'il signifie ? Il s’agit donc de répondre : par l’intermédiaire de la représentation de la pensée. Première conséquence : la disposition du savoir qui valait à la fin du Moyen Âge et tout au long de la Renaissance se voit bouleverser. Jusque-là, la figure du savant pouvait être comparée à celle de l’enquêteur qui interroge les liens secrets de la ressemblance ou de l’affinité. Au milieu du XVIIe siècle, le sujet pensant devient une autorité de jugement7 et cherche à construire une langue rationnelle en instaurant un système de signes emprunté à l’analyse capable de nommer l’élémentaire et représenter l’espace combinatoire des éléments. Les signes et le langage ne s’entrecroisent plus avec les choses par le biais du commentaire, de l’exégèse ou de l’érudition, mais découlent des jugements du sujet connaissant. Et les choses deviennent discursives dans l’élément et par l’intermédiaire de la représentation. En passant « du côté » de la pensée, le langage rompt avec la chose et confie aux signes le rôle de représenter ce qu’ils désignent. Citons Foucault : « À l’énigme d’une parole qu’un second langage doit interpréter s’est substitué la discursivité essentielle de la représentation : possibilité ouverte, encore neutre et indifférente, mais que le discours aura pour tâche d’accomplir et de fixer » (MC 93). Place à la théorie classique du signe. Deuxième conséquence : le sujet s’empresse de soumettre tout ce qui l’entoure au crible de la raison – plus rien n’échappe à la représentation. Toute chose est jugée par un acte de connaissance, reçoit un signe et devient discours immédiat. Connaissances et signes viennent se recouvrir exactement – le signe étant entièrement signifié à l’intérieur de l’acte de connaissance –, plus aucune opacité ne les entoure, que la transparence du langage. Le langage devient connaissance et la connaissance devient de plein droit discours, tout en soulignant néanmoins que le discours a toujours un mode d’être second quel que soit son importance : c’est bien à partir du moment où l’esprit se représente un rapport de substitution entre deux éléments connus que le signe apparaît. Troisième conséquence : en concevant une chose comme représentation d’une autre, l’esprit imagine un degré supplémentaire d’abstraction. Ce n’est plus la chose « réelle » qui est visée, mais la représentation que la pensée se représente elle-même, c’est-à-dire le rapport entre l’idée d’une chose et l’idée d’une autre. Car comme dit Port-Royal : « Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l’esprit à ce qu’il peut représenter, l’idée qu’on en a est une idée de chose, comme l’idée de la Terre, du Soleil. Mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui représente, l’autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la première »8. Le signe est non seulement le représentant de l’idée de la chose (à la place de la chose elle-même) mais aussi l’idée du signe qui épouse « sans résidu ni opacité » (MC 78) cette représentation – d’où l’exemple du dessin : de la carte ou du tableau. Les termes de Foucault sont assez explicites : le signe est « une représentation dédoublée et redoublée sur elle-même » ou « la représentativité de la représentation en tant qu’elle est représentable » (MC 79). Mais très vite, la pure dualité entre les deux finit par se brouiller, surtout lorsque le signe n’est pas un dessin mais un son, un mot ou un symbole. Il est donc nécessaire pour les penseurs de l’époque de fonder et justifier cette théorie classique du signe. Certains vont analyser les formes de la représentation dans le but d’établir une « science des idées » ou « idéologie »9, c’est-à-dire poser la question de l’origine des idées, de leur principe et de leur rapport avec les signes qui les expriment (cf. Condillac, Hume, Leibniz, Berkeley). D’autres vont progressivement se tourner vers le langage dans le projet de définir les bases d’une sémiologie générale (cf. de Saussure), même s’il sert toujours d’instrument universel ; en se séparant de la chose elle-même, le langage devient un objet d’analyse possible. Plus exactement, parce que le discours déborde du « rationalisme », le langage devient lui-même signifiant, car il passe par l’expérience et le vécu de celui qui parle ; on recherche le sens des « blancs » que le signe (classique) ne comble pas. L’esprit s’aventure dans un espace inconnu en quête d’un nouveau rapport entre le signe et ce qu’il signifie. La littérature est sans doute la première à s’y engouffrer, suivie de près par les penseurs et philosophes du langage : les conditions sont maintenant réunies pour voir se déployer une théorie de la signification et la notion de « sujet parlant ».

L’épistémè moderne

Au début du XIXe siècle, une nouvelle disposition du savoir s’impose : après avoir eu comme fondement l’usage strict de la raison, et donc toujours l’idée du savoir au sens aristotélicien (logos to ti esti), c’est au langage de découper et identifier les choses.De fait, le langage devenu autonome multiplie ses propres formes faisant apparaître des « espaces autres » ou « hétérotopies »10 qui remettent en question l’ordre classique entre les mots et les choses. Une nouvelle idée de la science que celle qui définit les sciences de la nature est désormais possible, à savoir celle des sciences de l’homme. L’homme alors sujet et objet de connaissance tente d’épuiser ces espaces tant bien que mal. Illusion et paradoxe : sa finitude n’en est pas venue à bout. Dans cette disposition, l’homme ne peut pas être sujet de vérité car il n’est « pas question de connaissances décrites dans leur progrès vers une objectivité dans laquelle notre science d’aujourd’hui pourrait enfin se reconnaître » (MC 13) –, il est devenu « sujet de discours » mêlant connaissances, expériences et vécu, comme il le montre à travers l’analyse archéologique du langage (ou la linguistique), de l’économie, de la biologie. Et les choses reçoivent des signes dans la mesure où elles peuvent faire partie d’un discours.

En somme, dans Les mots et les choses, Foucault tente de répondre à la question « qu’est-il possible vs impossible de penser ? » en recourant à la notion d’épistémè ; c’est dans l’épistémè, dans ses limites, que s’originent les conditions de possibilité du savoir ; chaque épistémè est l’effet de celle qui la précède. L’épistémè de l’âge classique a déroulé « l’épistémologisation » du savoir ; les conditions ont été telles que le savoir s’est étendu comme jamais auparavant, il ne s’entend plus uniquement dans son rapport avec les figures épistémologiques et les sciences mais également dans son rapport avec d’autres domaines tels que les sciences humaines et sociales. Et c’est dans « le sol » de l’épistémè moderne que se trouvent les conditions de possibilité de l’espace d’ordre actuel ; le langage devenu autonome, les choses émergent au sein même des discours, les choses sont construites par des individus « libres »11 qui organisent un certain consensus et qui se trouvent insérés dans un certain réseau de pratiques de pouvoir et d’institutions contraignantes. C’est pourquoi après L’archéologie du savoir, il se penche sur « l’ordre du discours », titre qu’il donne à sa leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970. On sait où cela va le mener : vers une analytique du pouvoir qui le conduira à étendre sa méthode, elle deviendra archéologique et généalogique pour définir ce qui dans le pouvoir peut devenir objet d’énonciation, les formes que cette énonciation peut prendre, les concepts qui s’y trouvent mis en œuvre et les pratiques qui s’y opèrent. Mais c’est sans compter la découverte ultérieure de textes : des feuillets regroupés sous le titre « Homère, les récits, l’éducation, les discours »12, ainsi que le manuscrit intitulé Le discours philosophique13, dans lesquels il poursuit en quelque sorte sa réflexion suspendue dans Les mots et les choses et explicite clairement les notions de discours et de discursivité :

« L’événement actuel qui instaure le discours comme référentiel général est d’un tout autre type. Il consiste […] dans un mouvement propre à notre culture et qui fait de la discursivité la forme générale de ce qui peut être donné à l’expérience. […] La discursivité n’est pas la propriété de ce qui recèle en soi un discours caché, ce n’est pas non plus la propriété d’une configuration dont les éléments entretiendraient entre eux les mêmes rapports que les éléments d’un discours ; c’est la possibilité d’être transformé en discours. Sera discursif tout ce qui peut devenir discours grâce à un ensemble de transformations réglées. Ce qui n’est pas susceptible d’une pareille transformation ne peut en aucune manière appartenir à l’expérience. » (DP 246-247)

En rapprochant les sources, on s’aperçoit donc que Foucault ne parle plus de « savoir » mais de « discours », car l’ordre qui dispose aujourd’hui les mots et les choses est, comme il dit, « la possibilité d’être transformé en discours ». De nos jours, le découpage et l’identification des choses dérivent de l’organisation linguistique. Autrement dit, une chose recevra un signe si on lui aménage, de l’extérieur, un espace pour exister dans toute une série d’énoncés, si elle peut exister dans ce que j’appelle « l’espace du discours » (voir article infra). Avons-nous pour autant basculé dans une autre épistémè ou, pour faire référence aux dernières lignes Des mots et des choses, la figure de l’homme s’est-elle complètement effacée ? Je laisse à ce stade la question ouverte.

« Si ces dispositions [du savoir] venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » (MC 398)

Notes & bibliographie

1. M. FOUCAULT, Les mots et les choses (MC), Paris, TelGallimard, 1966, Préface, p.13.

2. M. FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, TelGallimard, 1969, p.259.

3. À l’âge classique, les choses sont engagées et organisées dans un rapport constant et inaltéré à la Mathesis (reprise d’un concept antique pour désigner le fondement mathématique de la connaissance) pour fonder le savoir : pour Descartes et Leibniz, l’ordre universel du monde est totalement accessible à la raison. Foucault définit la Mathesis comme la « science universelle de la mesure et de l’ordre » ou la « science générale de l’ordre », dans MC, pp.70-71.

4. Entre guillemets dans le texte : pour décrire « la disparition des vieilles croyances superstitieuses ou magiques, et l’entrée, enfin, de la nature dans l’ordre scientifique », dans MC, p.68.

5. C. LANCELOT et A. ARNAULD Grammaire générale et raisonnée, Classique Garnier, (1660) 2023. Grammaire dite « de Port-Royal » car les auteurs étaient des religieux jansénistes retirés à Port-Royal-des-Champs. En plein essor culturel (le développement de l'imprimerie inventée au siècle précédent, le retour aux textes de l'Antiquité, la diffusion des langues, dont l’affirmation du français, etc.), les auteurs souhaitent aussi ramener à des principes logiques (scientifiques) la manière dont nos pensées prennent forme dans le langage, et définissent les « vrais fondements de l’art de parler » que l’on retrouve dans toutes langues connues, à savoir que la raison humaine est universellement partagée et le langage est toujours la manifestation des pensées au moyen de l’assemblage des mots, signes de nos idées. Mais ce processus de traduction de la pensée en mots est bien sûr imparfait. C’est pourquoi cette GGR est complétée par La logique ou l’art de penser , A. ARNAULD et P. NICOLE, Champs Flammarion, (1662) 1978 : toujours selon Port-Royal, c’est la logique qui assure la charpente théorique de la Grammaire générale. La proposition devient la contrepartie linguistique du jugement, opération intellectuelle par laquelle on affirme qu’une chose est telle ou n’est pas telle.

6. Entre guillemets dans le texte dans MC, p.92.

7. Comme dira Kant un peu plus tard, au terme de ses trois Critiques (fin XVIIIe) : « Penser, c’est juger », c’est-à-dire établir des relations entre des représentations, tout en faisant la distinction entre les jugements qui rendent possible une connaissance empirique ou a priori, les jugements esthétiques/téléologiques (les idées) et les réalisations/actions.

8. cf. note 5. La théorie du signe est exposée dans La logique ou l’Art de penser, op. cit.

9. Terme prononcé la première fois en 1795 par Destutt de Tracy pour distinguer la « science des idées » de la psychologie.

10. M.FOUCAULT, Dits et écrits, « Des espaces autres » (Conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), Paris, Gallimard, 1994, t.4, pp.752-762. Selon Foucault, nous naviguons entre deux espaces. D’une part, l’espace du dedans ou « l’ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres ». Et d’autre part, l’espace du dehors ou « l’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-mêmes, dans lequel se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire ». Or ces deux espaces sont non superposables. Au sein de chacun, il y a donc des « emplacements » qui ont la propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. Ces emplacements seront alors soit des utopies, soit des hétérotopies. Les premiers sont sans lieu réel. En revanche, les seconds – les hétérotopies – sont bien réels et présentent les caractéristiques suivantes : 1. On retrouve les hétérotopies dans toutes les cultures, c’est une constante de tout groupe humain mais elles peuvent prendre plusieurs formes selon les cultures (par exemple : les « hétérotopies de crise », les hétérotopies « de déviation »). 2. Elles ont un fonctionnement propre mais qui peut changer dans le temps (par exemple : le cimetière est un espace qui est en lien avec l’ensemble de tous les fonctionnements de la société mais dont la conception a évolué dans le temps). 3. Elles peuvent se juxtaposer en un seul lieu réel tout en étant incompatibles entre elles (par exemple : la scène du théâtre et l’écran de cinéma, les jardins botaniques et zoologiques). 4. Elles sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps ; elles ouvrent des hétérochronies (par exemple : les hétérotopies se manifestent et s’imposent d’autant plus alors que les individus se trouvent en rupture avec la pensée et les pratiques de leur époque). 5. Elles supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui à la fois les isole et les rend pénétrables. 6. Elles ont par rapport à l’espace restant une fonction qui varie entre deux pôles extrêmes : soit elles créent un espace d’illusion pour dénoncer comme plus illusoire encore tout espace réel (par exemple : les maisons closes), soit elles créent un autre espace réel « parfaitement » réglé – que Foucault appelle l’hétérotopie « de compensation » (par exemple : les colonies). Dans les deux cas, elles peuvent disparaître avant même d’exister (de devenir des utopies). L’exemple par excellence d’hétérotopie est celui du navire : « Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. »

11. La notion de liberté chez Foucault est directement liée à la notion de pouvoir : c’est parce qu’il y a liberté, qu’il y a pouvoir, ou plutôt relations de pouvoir, et non l’inverse. Voir Dits et écrits, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », Paris, Gallimard, 1994, t.4, pp.708-729.

12. M. FOUCAULT, « Homère, les récits, l’éducation, les discours », transcrits et présentés par Martin Rueff, La Nouvelle Revue Française n°616, janvier 2016. Pages inédites de Michel Foucault rédigées pour une version intermédiaire de L’archéologie du savoir.

13. M. FOUCAULT, Le discours philosophique, Ed. établie, sous la responsabilité de F. Ewald, par O. Irrera et D. Lorenzini, Paris, Gallimard, 2023, p.247.