Les phases de l’image de la viande à partir des concepts développés par Jean Baudrillard : de la bête aux myoblastes

Emmanuelle Pirotte

Alors que l’humanité est omnivore, la viande occupe, en Occident, une place centrale dans notre régime alimentaire. Si nous nous référons à la Genèse, Adam et Ève se nourrissaient de fruits et de graines (I, 29). C’est seulement à partir de Noé que l’homme devient carnivore (IX, 3). Au départ de préceptes rituels nommant les animaux purs et impurs (Lévitique 11.1-15.33), l’homme a adapté son régime alimentaire au cours de l’histoire selon ses ressources disponibles (naturelles, matérielles), ses besoins (physiologiques, nutritionnels), son contexte (religieux, culturel, social, économique, géographique), et imposé des rites et règles en matière d’alimentation, principalement carnée. En bref, nous avons construit notre alimentation parmi des possibles. Aujourd’hui, une crispation autour de l’alimentation carnée – apparue dans les années 70 – nécessite d’interroger le sens de la viande et indirectement notre rapport à l’animal. Hier, manger de la viande était une évidence rarement questionnée : consommer de la chair d’un animal qui a été tué dans l’intention d’être mangé semblait aller de soi et posait peu de problèmes philosophiques1. De nos jours, la viande anime des débats nerveux car elle a pris, dans la bouche d’une partie significative des populations occidentales, le goût âcre de la souffrance et de la mise à mort de l’animal soulevant des questions éthiques et morales. Puis, la production de la viande tout entière est devenue une des causes principales de la crise climatique et environnementale. La représentation de la viande se déforme, le discours sur la viande se pare de nouveaux attraits.

La présente réflexion ne portera ni sur les raisons qui auraient conduit l’humanité à devenir carnivore2 – à tuer les animaux pour les manger – ni sur le rapport réflexif de l’homme à son alimentation carnée3. Elle ne fera pas non plus une critique des productions animales4, mais propose plutôt une perspective nouvelle afin d’apporter des éléments de compréhension à la crispation autour de la viande prenant part dans la problématisation de notre rapport à l’animal. Point de départ donc : la viande, plus précisément l’objet « viande » car sa réalité ne repose pas sur une nature inhérente mais sur des signes ; nul ne remettra en question que la viande est un artefact qui est devenu progressivement une norme ancrée dans nos comportements. Son sens ou sa signification ou encore sa valeur est le résultat d’une rationalité portant essentiellement sur des représentations ou des images, c’est-à-dire sur des éléments autres que la viande ; de nouvelles voix, de nouveaux discours se font entendre. Il s’agit donc de mettre en évidence ces signes et les questionner pour voir « ce qui pose problème » avec la viande dans notre rapport à l’animal. Dans cette intention, nous utiliserons les concepts de « modèle », « simulation » et de « simulacre » de Jean Baudrillard. Ceci nous oblige avant tout de développer brièvement ces concepts.

Un détour par Jean Baudrillard

En questionnant les objets de la vie quotidienne, Jean Baudrillard constate que ceux-ci ne trouvent plus leur sens dans leur utilité première comme cela avait été le cas pour les générations précédentes mais dans leur matérialité, plus exactement dans le signe de leur matérialité, ce qui constitue pour lui une caractéristique directement liée à la modernisation de l’économie et de la société occidentale. Autrement dit, la société de consommation a transformé les objets en signes faisant disparaître toute « essence », toute « transcendance » ou tout « principe » de la réalité, nous entraînant progressivement dans un monde fictionnel pour en arriver au point où ce processus de simulation vient précéder le réel et produire ses propres objets, des simulacres. Dans Simulacres et simulation5, Jean Baudrillard définit cette précession des simulacres en paraphrasant l’Ecclésiaste : « Le simulacre n'est jamais ce qui cache la vérité – c'est la vérité qui cache qu'il n'y en a pas. Le simulacre est vrai »6. Afin de rendre cette définition plus explicite, il se sert d’une fable de Jorge Luis Borgès7. Celle-ci raconte que les cartographes de l'Empire, en dressant une carte si détaillée, finissent par recouvrir exactement le territoire, être référentiel ou substance, avec comme effet de créer un « double » de l’Empire : la carte de l’Empire, c’est l’Empire. Mais l’histoire déplace la carte en laissant apparaître des espaces de non-coïncidence comme autant de lieux déserts où cependant subsistent des ruines habitées par un autre sens. La carte devenue inutile finit par être abandonnée et oubliée par les générations suivantes tout en laissant exister son « autre » : la carte en tant que modèle précède et engendre le territoire dans son simulacre. Jean Baudrillard précise, pour éviter toute équivoque, que le processus de simulation n’est pas dissimulation car « dissimuler est feindre de ne pas avoir ce qu'on a »8, la réalité est bien là mais elle est masquée. Inversement, « simuler est feindre d'avoir ce qu'on n'a pas »9. Ainsi, la simulation n’est ni vraie ni fausse, elle produit une valeur, à savoir un simulacre. En outre, il ajoute que l’origine de ce processus renverrait à la religion : le premier simulacre est vraisemblablement celui de la divinité malgré la rage exprimée par les iconoclastes à détruire les images, car ceux-ci l’avaient bien pressenti, la construction du simulacre se fait au départ de l’image. Jean Baudrillard en vient alors à décrire les quatre phases de l'image10. Dans la première phase, l’image est la représentation d’une réalité profonde – elle est une bonne apparence de l'ordre du « sacrement ». Dans la seconde, l’image masque et dénature une réalité profonde – elle est une mauvaise apparence de l'ordre du « maléfice ». Dans ces deux phases, les images dissimulent quelque chose. Dans la troisième, l’image en vient à masquer l'absence de réalité profonde – elle est de l'ordre de l’artifice, du « sortilège ». Quelles sont les raisons de ce tournant décisif ? Nostalgie, illusion, fascination ou autre ? Nul ne sait vraiment. Dans la quatrième, l’image est sans rapport à quelque réalité que ce soit, elle naît « à l’intersection des modèles »11 même les plus contradictoires : elle n’est plus qu’un « simulacre » dans un processus de simulation. Comme dans la fable de Jorge Luis Borgès, toute notion de réalité première puis d’œuvre originale – ou « double » – a disparu pour ne plus laisser la place qu'au jeu des simulacres – à un « autre » ou un « modèle ». Par conséquent, le simulacre s’oppose à la représentation, il n’entre plus dans un principe d’équivalence avec la réalité, au contraire, il part de l’image comme réversion pour nier toute référence, tout repère, toute trace : la simulation opère par négation. Jean Baudrillard use de ce principe pour soutenir l'idée que le développement des technologies et des médias qui s’est accentué, généralisé et massifié dans la société postmoderne a créé une prolifération excessive de signes allant jusqu’à brouiller les significations, nous forçant à les abandonner et puis à les oublier définitivement pour réduire le réel à de seuls signes autoréférentiels. En bref, pour Jean Baudrillard, une fois « vidé » de tout réel, l’objet se matérialise dans son simulacre : notre conscience stromboscopée par les signes produits par la société postmoderne doit se fixer, mais, n’étant plus capable de distinguer la réalité de l’imagination, elle s’égare et entre par dissuasion dans le monde non plus du réel, mais de l’hyperréel, sans origine ni réalité ; notre conscience opte pour des simulations artificielles et des reproductions sans fin d’apparences fondamentalement vides prenant un « autre » sens.

« Production affolée de réel et de référentiel, parallèle et supérieure à l'affolement de la production matérielle : telle apparaît la simulation dans la phase qui nous concerne – une stratégie du réel, de néo-réel et d’hyperréel, que double partout une stratégie de dissuasion. »12
Les images successives de la viande

Il semble que nous pouvons faire le même constat à propos de la viande. Elle ne fait plus sens dans son utilité première, le principe d’équivalence entre le signe et le réel ne vaut plus, en témoigne la crispation autour de l’alimentation carnée. Avons-nous encore affaire à un bout de réel ? Ou serait-elle débarrassée de tout réel et transformée en une « réalité » brouillée par des signes enchevêtrés dans un « jeu d’illusions et de phantasmes »13 ? Autrement dit : quelle est l’image de la viande aujourd’hui ? Correspond-elle à un sacrement, un maléfice, un sortilège ou simulacre ? Appliquons la démarche rationnelle de Jean Baudrillard et tentons de décrire les phases successives de l’image de la viande afin de dégager le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Dès lors, la problématique qui nous occupe (la crispation autour de la viande) peut s’énoncer de la manière suivante : la viande est-elle l’effet d’un processus de vérité, une représentation de la réalité ou tout au plus une mauvaise apparence ? Le cas échéant, la crispation autour de la viande serait liée à la mise à mort explicite, voire implicite, de l’animal. Ou bien, la viande sert-elle de modèle dans un processus de simulation, génère-t-elle un réel sans origine ni réalité, à savoir un exemple d’hyperréalité ou simulacre qui ne renvoie à aucune réalité sous-jacente et prétend valoir pour cette réalité elle-même ? Alors, la crispation autour de la viande serait liée à la négation de l’animal.

Quelle serait la première image de la viande ? Noélie Vialles14 nous rappelle que le terme « viande » désignait jusqu’au XVIIe siècle toutes espèces d’aliments qui servent à la vie, qui entretiennent la vie, et non pas seulement la nourriture carnée. Ensuite, on retrouve une définition chez les vétérinaires : « un produit consommable d’origine animale ». Définition somme toute assez incomplète car nous ne tenons pas pour viande tout produit consommable d’origine animale (les œufs, le lait) ni toute chair animale (les poissons, les mollusques, les crustacés). En outre, nous consommons fort peu le sang, à l’exception du sang de porc (le boudin et les sauces). C’est pourquoi toute mise à mort ne produit pas de la viande : l’animal ne peut pas être mort de mort naturelle ni des suites d’une maladie ou d’un accident, sans quoi la viande serait considérée comme un cadavre et donc jugée impropre à la consommation ; l’animal doit être tué, sous-entendu, saigné, à la fois parce que c’est la seule manière de donner la mort avec certitude, mais surtout pour que la chair soit jugée nourrissante parce que « vivante ». Car comme nous apprend Noélie Vialles, « la viande non saignée pourrit ; le principe de vie renverse ses effets s’il reste dans un corps mort ; il faut le [le sang] séparer du corps pour qu’il cesse d’agir en lui. La saignée fait de l’animal tout autre chose qu’un cadavre »15. En résumé, est qualifiée de viande, la chair d’un animal qui a été tué – saigné – en vue d’être mangé. À cette définition correspond bien la représentation d’une réalité profonde, à savoir celle de l’animal singulier vivant au sein d’un élevage fermier passant de l’air libre à l’étable ou à la porcherie, et tué à la ferme ou dans un abattoir public au cœur des villes (appelés aussi « tuerie ») dans un face à face avec le boucher ou l’artisan-tueur. Les méthodes et les outils sont explicites comme en témoignent les représentations accompagnant l’article « Abatage » dans l’édition de 1905 de L’Encyclopédie Larousse16. La bête est assommée et saignée, son sang gicle et s’écoule. Sa carcasse est amenée à la boucherie et se retrouve allongée solennellement sur le billot pour être découpée avec maîtrise et finesse. Les affiches de découpe sont là pour rappeler toutes les parties de la vache, du veau, du cochon, de l’agneau. Les poitrines, les côtes, les épaules, les jarrets, les filets, les gigots… sans oublier les abats – la cervelle, les yeux, le foie, les tripes, les testicules, les pieds… – sont disposés généreusement sur l’étal. Une fois cuisinés, leur goût reste prononcé et reconnaissable. La bête se présente découpée à la suite d’un acte humain délibéré de « désanimation ». Pour reprendre le propos de Noélie Vialles : « En effet, ôter le sang, c’est ôter la vie même, le principe vital ; désanimation donc, nécessairement radicale, incapable de degrés ; c’est elle qui rend possibles les métamorphoses ultérieures »17. Ainsi, la saignée d’un animal rend possible la viande. Cependant, le processus est profondément réel et ininterrompu, le film est complet : de la bête à l’assiette, aucune image n’est cachée ou perdue. La « désanimation » sacralise la mise à mort de l’animal et fait de la viande un objet à part entière mais non séparé du corps et de la chair de l’animal. L’image de la viande est de l’ordre du sacrement, elle unit l’homme et l’animal dans l’acte de mise à mort qui en fait un objet incarnant le don de l’animal, apparence de consentement qui donne à l’animal une existence propre et fait de son sang le signe du contrat qui nous lie : nous lui devons la vie bonne. Même s’il faut souligner que les rapports au sein de ce « contrat » restent toutefois « gravement inégalitaires » au dire de Catherine Larrère et Raphaël Larrère puisque l’un des contractants peut décider du jour et de l’heure où il mettra l’autre à mort pour s’en repaître18.

Au XIXe siècle, l’industrialisation capitaliste crée et développe son propre secteur de productions animales assisté par une nouvelle science : la zootechnie. Jusque-là, l’élevage dépendait du savoir-faire des éleveurs fermiers et des soins des vétérinaires. À partir du milieu du XVIIIe siècle, l’évolution des techniques allant de pair avec les réformes agraires pour subvenir à l’alimentation des populations croissantes des villes, permettent à une nouvelle classe de chercheurs d’accomplir des progrès dans les domaines de l’alimentation, l’hygiène et la santé des animaux, de tester des manipulations génétiques, de dresser des animaux – les rendre dociles –, d’appliquer et généraliser des pratiques d’élevage et d’exploitation propres à chaque espèce, etc. Au nom du progrès, la zootechnie a façonné l’animal d’élevage afin qu’il puisse devenir une substance carnée. Auguste Comte, témoin de l’époque et anticipant vraisemblablement les conséquences de ces innovations technologiques, qualifiait déjà ces espèces de « laboratoires nutritifs »19. Et effectivement, banquiers et scientifiques se serrent la main et mécanisent ensemble cette nouvelle activité reposant sur un nouvel enjeu : « l’économie du bétail ». De l’élevage fermier centré sur l’animal, on passe aux systèmes d’élevage motivés par la productivité et la rentabilité ; ne pouvant rivaliser, l’élevage fermier disparaît doucement. Par ailleurs, la réalité matérielle des productions animales ne peut être possible qu’à condition de « gérer » la mise à mort de l’animal. Aussi banquiers et scientifiques créent une nouvelle institution : l’abattoir industriel. Aux sacrifices solennels et publics du boucher, puis aux « tueries » au cœur de villes, succèdent au début du XXe siècle les abattoirs industriels aux portes des villes. Désormais, tous les actes, de la mise à mort de l’animal à la découpe, sont centralisés dans un lieu flambant neuf – un point de chute organisé(e). L’idéologie du progrès tente de tout montrer, mais très vite, les techniques et pratiques tachées de sang sont occultées, comme en témoignent les représentations accompagnant l’article « Abattoir » dans l’édition de 1928 du Larousse du XXe siècle puis celle de 1960 du Grand Larousse encyclopédique20. En effet, la mise à mort massive des bêtes nécessite une nouvelle organisation. Premièrement, les secteurs sont séparés en créant deux entrées : à l’avant, le « secteur propre » prêt à réceptionner les viandes à destination des boucheries ou des distributeurs ; à l’arrière, le « secteur souillé » par lequel les bétaillères remplies d’animaux sont déchargées ; au centre, pris au piège et loin des regards, le hall d’abattage lieu de la métamorphose où la bête « flotte entre deux mondes »21. Deuxièmement, les tâches sont divisées : la mise à mort de l’animal devient un processus séquencé. Le boucher ou l’artisan-tueur est remplacé par plusieurs travailleurs opérant à la chaîne disjonctant le moment fatal en plusieurs gestes décisifs tels qu’il ne soit plus attribué à une seule personne. Troisièmement, la découpe ne suit plus les lignes naturelles des articulations et des muscles de l’animal mais se fait mécaniquement à l’identique. Chaque travailleur exécute un geste automatique et répétitif et les bêtes suivent la cadence, anonymement, ni vu ni connu. Saigner un animal et tuer des bêtes à la chaîne sont bien deux mises à mort différentes. La première, nous l’avons vu supra, peut s’inscrire dans une relation de don et contre-don de type maussien. La seconde concourt à la « démoralisation » car, comme le souligne Noélie Vialles, « le caractère massif de la mise à mort, à soi seul, l’affecte d’un caractère violent : même si l’on ne se livre à aucune brutalité, les bêtes sont là les objets indifférenciés d’une transformation utilitaire. […] Dans l’abattage massif, les animaux sont comme déjà morts, leur vie propre abolie par leur nombre, de sorte que l’absence de violence réelle, les traitant comme des choses – « sans colère et sans haine, comme un boucher », écrit Baudelaire –, apparaît elle-même comme violence, moins visible et pour cela plus redoutable »22. C’est comme cela que l’abattoir industriel a normalisé la mise à mort de l’animal et le débit de substance carnée ; « il n’y plus rien à voir » ajoute Noélie Vialles23 car la norme et la conformité à la norme ont pour effet de rendre invisible. La chute est amorcée. Conjointement, on observe une aversion naissante pour certaines parties qui rappelle trop nettement l’animal. En effet, les abats disparaissent petit à petit des étals des boucheries des villes car ils ne sont plus dignes d’être mangés (accentuant aussi la connotation sociale). Mais bien plus qu’identifier l’animal, les abats sont des organes indispensables à la vie et à la reproduction de l’animal, dès lors les manger renvoie directement au fait qu’on lui ôte la vie. En revanche, manger son « surplus », sa chair, ses muscles est plus « digeste ». Cette distinction entre les beaux morceaux et les abats s’accompagne d’un changement rhétorique : on ne nomme plus les parties anatomiques de l’animal mais on dit que l’on mange du bœuf, du veau, du porc, du mouton, etc. Simultanément, la mise à mort à la chaîne, la standardisation de la découpe de la viande et le rejet des abats font que le processus de « désanimation » se transforme en « désanimalisation »24 faisant basculer l’image de la viande : on passe de la chair de l’animal, bien identifié et identifiable, à une substance comestible, un objet nouveau qui n’a plus rien à avoir avec le corps de l’animal, pensé uniquement dans sa finalité. Noélie Vialles parle de logique de « sarcophage »25 car initialement le sarcophage était taillé en pierre calcaire et servait à manger (phagein) de la chair (sarx), c’est-à-dire qu’il hâtait la disparition des chairs, détruisait les cadavres non incinérés. De cette manière, la logique de sarcophage permet de manger de la substance carnée et non plus la chair d’une bête, et fait oublier l’animal pour ne retenir que les effets positifs de cette substance sur notre corps, à savoir ses effets nutritifs, énergétiques, gustatifs, de réconfort, etc. L’abattage industriel satisfait ainsi les exigences techno-économiques propres aux productions animales mais aussi à la sensibilité moderne faisant de la viande, un aliment prêt à consommer – qu’il s’agit juste de cuisiner ou d’accommoder – en occultant son histoire, son origine : en faisant fi de l’animal. Nous ne sommes plus dans un film mais dans l’imagerie publicitaire où la viande est stylisée naïvement sur les packagings afin de pérenniser la consommation – surtout il faut éviter tout réalisme. Même si la zootechnie a permis de façonner l’animal afin qu’il puisse devenir une substance carnée, c’est à l’abattoir industriel que revient la mise en place du processus de dissimulation, de déplacement de l’image de la viande. Voici la deuxième image de la viande, une mauvaise apparence de l’ordre du « maléfice » car elle nuit à l’animal : l’image masque et dénature la réalité profonde en faisant de la viande une substance séparée de l’animal – désanimalisée – à cause de notre violence qui nous empêche d’honorer notre contrat et de reconnaître et d’accepter le don de l’animal. Autrement dit, la seule façon de « supporter » tuer massivement les animaux pour les manger, c’est de faire de la viande une norme en dissimulant la mise à mort de l’animal, brouillant le moment fatal, uniformisant les beaux morceaux et rejetant les abats. Perdre le contact avec l’animal, première étape de la négation de l’animal. En faisant l’analogie avec la fable de Jorge Luis Borgès, l’animal s’efface progressivement de l’image de la viande.

Aujourd’hui, le sujet « viande » crispe dans les dîners. La viande n’est plus simplement un objet de la vie quotidienne mais elle s’invite dans les discours. La stratégie de dissimulation n’est plus capable de passer sous silence notre déloyauté, le cri des animaux est insoutenable. La chute se précipite. En 1964, Ruth Harrison (UK) publie un ouvrage de référence : Animal Machines. The New Factory Farming Industry dans lequel elle dénonce les conditions d’élevage intensif des animaux utilisés à des fins de production – autrement dit : à la consommation alimentaire des humains. En réaction, l’année suivante, le rapport Brambell (UK) propose des recommandations et des propositions de normes minimales de bien-être pour satisfaire les besoins fondamentaux des animaux dans les conditions d’élevage intensif. Ce rapport sera ensuite décisif dans la formulation des cinq principes ou « cinq libertés » qui pointent les attentions à accorder aux animaux d’élevage pour leur assurer un niveau de bien-être satisfaisant26 ; il n’est pas encore question de définition du bien-être animal. En 1975, Peter Singer (AUS) jette un pavé dans la mare en publiant Animal liberation qui élargit la question morale aux animaux, en référence à Bentham, « parce qu’ils peuvent souffrir ». Ses idées sont bien accueillies par une partie de la population qui est de plus en plus mal à l’aise par rapport à l’alimentation carnée et opte pour le végétarisme ou des alternatives végétales, voire le végétalisme. Certains s’investissent dans des organisations œuvrant contre la souffrance animale. D’autres s’engagent dans des mouvements plus radicaux tels que le mouvement de « libération animale ». Au même moment se développent des études et des recherches éthologiques qui apportent des éléments pour penser la vie sensible. Cependant, la législation suit péniblement. Le Traité d’Amsterdam (réglementation européenne de 1997)27 reconnaît enfin les animaux comme des « êtres sensibles » mais ils sont toujours soumis au régime des biens corporels, car les animaux ne sont toujours pas qualifiés en propre dans aucune législation, c’est-à-dire qu’il est toujours possible d’user, d’abuser et détruire les animaux d’élevage. Actuellement, seules des directives visent à améliorer leur bien-être quoiqu’il soit à déplorer d’une part, qu’elles sont établies sous la recommandation de chercheurs et scientifiques et trop peu souvent par les éleveurs eux-mêmes et d’autre part, qu’elles sont difficiles à contrôler et à faire appliquer.

En même temps, les productions animales n’ont jamais autant débité de kilos de viande28 et tout est permis pour que la machine ne grippe pas, faisant le bonheur des carnivores ou les viandards : premièrement, les productions animales servies par la zootechnie ont définitivement transformé l’animal d’élevage en bête à viande et rompu tout lien intersubjectif entre éleveur et l’animal. La production de viande est devenue sa propre fin : l’objet « viande » nous a conduits à produire des animaux pour nous nourrir, c’est-à-dire que nous faisons naître et grandir, à peine quelques semaines ou quelques mois29 selon des espèces, des animaux biologiquement et génétiquement transformés, nous les entassons dans des bâtiments, puis dans des bétaillères et nous les tuons massivement pour garnir les rayons de grandes surfaces – réachalandés en continu car les stocks n’attendent pas – pour finir dans nos assiettes, tout cela allant de soi. Autrement dit, nous fabriquons des animaux à la chaîne, des êtres sensibles, uniquement pour les manger. Il n’est plus question de domestication comme le laisse entendre Florence Burgat : « l’alimentation carnée n’est pas un régime parmi d’autres, mais une option délibérément prise par l’humanité et dont le coût pour les animaux est sans fin. Cette option normalise ainsi un certain type de rapport aux animaux et définit en retour l’humanité à l’aune de cette option »30. Deuxièmement, l’industrie agroalimentaire s’adapte aux changements de modes de vie (structure familiale, travail des femmes, individualisation) pour satisfaire les individus pressés qui prennent moins de temps pour cuisiner : les morceaux de viande font place au burger, haché, boulettes, saucisses, plats préparés, etc. conditionnés individuellement et prêts à consommer. Plus possible de savoir de quelle partie de l’animal, voire de quelle espèce animale, il s’agit. Et le marketing publicitaire est là pour maintenir l’ellipse entre la viande et l’animal. Or, les nouvelles recommandations de santé de la part des institutions compétentes sont formelles : une consommation « excessive » de viande a des conséquences directes sur notre santé, entre autres sur les maladies cardio-vasculaires, cancers et diabète. Et incitent à l’adoption d’un régime moins carné et plus végétal.

Somme toute, la représentation de la viande se déforme jusqu’à l’implosion de la viande par elle-même, car sa représentation ne correspond plus au réel. C'est ici que la simulation commence : en occultant la réalité, nous avons fait de la viande une substance carnée séparée de l’animal, et aujourd’hui son image s’est trop écartée de son utilité première, la viande s’est retournée contre elle-même pour devenir un modèle alimentaire. Il n’est plus possible de retrouver un niveau absolu du réel et plus possible de mettre en scène l'illusion du réel, l’image de la viande n’est plus rien. Esseulée, gisante, sa matérialité erre désormais dans un processus de simulation :

« On est d'emblée dans une simulation totale, sans origine, immanence, sans passé, sans avenir, une flottaison de toutes les coordonnées (mentales, de temps, d'espace, de signes) - il ne s'agit pas d'un univers parallèle, d'un univers double, ou même d'un univers possible - ni possible, ni impossible, ni réel, ni irréel : hyperréel. »31

Il ne s’agit plus d’une opération de persuasion – nous ne sommes plus dans la dissimulation étant donné que la viande n’a plus d’origine ni de réalité –, mais d’une opération de dissuasion qui consiste de substituer au réel des signes du réel. La viande devient « modèle » d’elle-même ou comme dit Jean Baudrillard une « machine de dissuasion mise en scène pour régénérer en contre-champ la fiction du réel »32et où l’instance du modèle est le modèle lui-même car dans un processus de simulation, il ne peut plus avoir de sujet. Autrement dit, l’image de la viande ne se réduit plus à la chair d’un animal tué dans l’intention d’être mangé, ni même à cette substance carnée transformée en burger et lancée à vive allure dans une chaîne de production mais une matérialité « vide » qui se cherche un sens – c’est au modèle de se définir : la viande opère en niant radicalement son sens dans son utilité première et se donne un sens qui sauve la « réalité », elle est précession de simulacres. C’est la simulation qui crée l’événement discursif – en l’occurrence, un discours sur la viande :

« C'est la simulation qui est efficace, jamais le réel. »33

Cette troisième phase de l’image masque définitivement l'absence de réalité profonde – elle est de l'ordre du « sortilège » : elle nous fait passer du réel à l’hyperréel. S’engage alors une bataille des signes, même contradictoires. Cependant, notre conscience doit se fixer, affecter un nouveau sens (une nouvelle image) à cette matérialité, mais suivre quel(s) signe(s) ? La zootechnie, le défi alimentaire, la souffrance animale, le végétarisme, l’environnement, le plaisir gustatif… ? La dissuasion circule. Une alternative pointe pour donner un nouveau sens au modèle : la viande in vitro. Son nom n’est pas encore fixé : viande de laboratoire, viande éprouvette, viande de cuve, viande de culture, viande cultivée, viande artificielle, viande synthétique, viande de synthèse, viande cellulaire et récemment viande propre. Il devra être convaincant – faire preuve de dissuasion – pour devenir réel. Pardon, hyperréel. Car le pas est franchi, depuis 2013, il est possible de produire de la chair « animale » en laboratoire à l’aide de techniques de bio-ingénierie : la production de la viande change radicalement de cadre et de domaine de compétences. Fini les productions animales et les abattoirs industriels ; plus d’exploitation animale ni de mise à mort massive des animaux, place au matériel stérile et aux blouses blanches. La viande est obtenue en prélevant par biopsie des cellules souches ou myoblastes capables de produire des cellules musculaires. Ces myoblastes sont mis en culture en présence de liquides riches (hormones de croissance et nutriments en partie composés de sérum bovin fœtal qui nécessite encore la mise à mort de vaches gestantes), stimulés dans des bioréacteurs, puis disposés dans des pétris en plastique contenant du collagène, protéines animales qui servent d’échafaudage pour la croissance des cellules. Ensuite, ces cellules sont « mises en famine » pour devenir des cellules musculaires s’alignant et fusionnant les unes avec les autres et formant des petits anneaux de fibres musculaires extrêmement fines. Enfin, ces fibres sont « soumises à l’exercice » pour les empêcher de se détériorer et continuer à croître (ces anneaux de fibres ne sont pas viables naturellement et n’ont pas d’avenir possible sans notre intervention). On rajoute quelques additifs chimiques – colorants, édulcorants – et quelques semaines plus tard, lorsque les anneaux/tubes musculaires sont assez larges, ils sont coupés, assemblés et tissés en burger. Un mauvais rêve ? Non, un simulacre, un artifice, un objet sans origine ni réalité. Il s’agit bien d’un effet de simulation et non plus de dissimulation car sans généalogie individuelle – aucun animal ni aucune histoire –, ou s’il renvoie à une individualité, ce ne serait plus que de manière très lointaine via les myoblastes prélevés par biopsie. Au lieu d’occulter la mise à mort de l’animal et toute représentation de sa corporalité pour l’oublier, la viande rompt définitivement avec son origine : l’animal. Dans ce processus, la viande est « simulacre » car nos représentations et nos discours n’ont plus de rapport à quelque réalité que ce soit, ils reposent sur notre imagination.

Bien qu’à l’heure actuelle, une trentaine de start-up sponsorisées par les géants de l’industrie alimentaire et soutenues par quelques milliardaires développent ce modèle, celui-ci ne convainc pas encore totalement pour différentes raisons : énergétiques, économiques, stratégiques, environnementales, sanitaires, nutritives, sensorielles et légales. Les débats ne portent plus sur les conditions de vie et de mort des animaux d’élevage mais sur d’autres enjeux, car il n’est plus question de l’animal d’élevage depuis longtemps. La viande fait partie maintenant de l’imaginaire afin de faire croire que la viande est réelle. Comme dit Jean Baudrillard : « il s'agit de cacher que le réel n'est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité » en imaginant un nouveau modèle. Un hyperréel qui repose sur des signes qui prennent un sens à un moment donné et qui peuvent changer à tout moment. Aussi la viande in vitro ne faisant pas consensus, les signes continuent de se télescoper offrant à cette matérialité (la viande) la possibilité de jouer un nouveau rôle dans une nouvelle mise en scène et un nouveau décor qui valide la réalité.

Pour conclure

En nous penchant sur le sens que nous donnons à la viande à travers les phases de l’image et les concepts de Jean Baudrillard, nous avons mis en évidence plusieurs éléments : premièrement, l’image de la viande n’est pas figée mais a bien évolué et continue d’évoluer, car la viande n’a pas de sens inhérent, propre. Ce qui confirme bien que la viande est le fruit d’une construction culturelle, sociale, historique mais aussi, nous le constatons, économique, technique et écologique. Deuxièmement, cette image s’est déplacée de l’image de la bête et de sa chair aux myoblastes, en passant par la substance carnée prête à consommer pour servir de modèle « hyperréalisé », celui de la viande in vitro. Au fur et à mesure, son image s’est éloignée de l’animal d’abord dans un processus de dissimulation puis dans un processus de simulation : la viande n’est plus un objet réel, elle est l’effet d’une simulation qui opère par négation étant donné que son lien avec l’animal n’existe plus depuis la création et le développement des productions animales et de l’abattoir industriel – depuis que nous avons abandonné, oublié, nié l’animal. Tel est aujourd’hui notre rapport à l’animal d’élevage. La viande est désormais un simulacre. Son image ne peut venir désormais que du modèle donc de nous car nous sommes l’information. Voilà la raison de la crispation actuelle autour de la viande : l’opération de dissuasion. La question dès lors à se poser est : qu’est-ce que nous voulons manger ? Quelle image voulons-nous donner à la viande, à cette matérialité « énervée» ? Nous sommes les seuls responsables du choix de ce qu’il y a dans notre assiette. Aujourd’hui, l’image qui rejoint la « réalité » est celle de la viande in vitro, mais quelle sera-t-elle demain ? – étant donné que nous sommes dans un processus de simulation.

Notes & bibliographie

1. Nous notons cependant l’existence d’un « végétarisme » occidental puisant ses préceptes dans le « régime » de Pythagore ou auprès d’autres penseurs (Thomas More, Érasme, Francis Bacon).

2. Nous renvoyons entre autres à F. BURGAT, L’humanité carnivore, Paris, Le Seuil, 2017.

3. Nous renvoyons entre autres au Colloque organisé par l’Institut français pour la nutrition : « Des Aliments et des Hommes : Entre science et idéologie, définir ses propres repères », 2004.

4. Nous renvoyons entre autres aux recherches et publications de J. Porcher. URL : https://jocelyneporcher.fr/

5. J. BAUDRILLARD, Simulacres et simulation, Paris, Ed. Galilée, 1981.

6. Op. cit., p.9.

7. J. L. BORGÈS, Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Paris, Union générale d’éditions, 10 | 18, 1964.

8. Op. cit., p.12.

9. Ibid., p.12.

10. La description des phases est décrite dans Simulacres et simulation, op. cit., p.17.

11. Ibid., p.32.

12. Ibid., p.17.

13. Expression empruntée à J. BAUDRILLARD, op. cit., p.24.

14. N. VIALLES, Le sang et la chair, les abattoirs du pays de l’Adour, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 1987, p.2-4.

15. Op. cit., p.80.

16. Ibid., p.19.

17. Ibid., p.79.

18. C. et R. LARRÈRE, « L’animal, machine à produire : la rupture du contrat domestique », dans F. BIRGAT et R. DANTZER (eds), Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Éditions de l’INRA, 2001, pp.18-22.

19. C. LÉVI-STRAUSS, La leçon de sagesse des vaches folles, article paru en italien dans La Republica, le 24 novembre 1996 et en français dans Études rurales, janvier-juin 2001, pp.157-158.

20. N. VIALLES, op.cit., pp.20-21

21. Ibid., p.39. Terme que N. VIALLES reprend à A. van Gennep.

22. Ibid., pp.83-84.

23. Ibid., p.71.

24. Terme repris à N. VIALLES, op.cit., p.79

25. Ibid., p.4.

26. Les cinq libertés sont les suivantes : absence de faim, de soif et de malnutrition, absence de stress physique et thermique, absence de douleur, lésions et de maladie, liberté d’exprimer un comportement propre à l’espèce et absence de peur et de détresse. Source Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) . URL : https://www.woah.org/fr/ce-que-nous-faisons/sante-et-bien-etre-animale/bien-etre-animal/

27. Législation Bien-être animal. Source : Chaire Bien-être animal.

28. Production mondiale de viande en life. URL : https://www.planetoscope.com/elevage-viande/302-production-mondiale-de-viande.html. En 2014, la consommation mondiale de viande 42,9 kilos de viande/an/habitant, soit 117,5 gr/j/habitant (en moyenne). En France : 86,3 kilos de viande/an/habitant, soit 236,4 gr/j/habitant.

29. Durée de vie des animaux d’élevage. Source L214. URL : https://www.l214.com/animaux/chiffres-cles/esperance-vie-animaux-viande-lait-oeufs/

30. F. BURGAT, « Pourquoi l’humanité est-elle carnivore ? Faits, histoire, institution. Perspectives philosophiques de recherche sur le système carnivore », HAL open science, 2020, p.480.

31. J. BAUDRILLARD, op.cit., p.182.

32. Ibid., p.26.

33. Ibid., p.86.