EMMANUELLE PIROTTE
Chercheuse / Écouteuse / Questions philosophiques
Licenciée en sciences économiques et titulaire d’un master en philosophie, je m’intéresse aux discours. Car si l’on tente d’appréhender le réel, qu’est-ce qui légitime le réel ? Qu’est-ce qui révèle son existence ? Parce que ces termes doivent être maniés avec précaution, je leur donnerais le sens suivant : qu’est-ce qui manifeste ce que nous sommes aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous traverse sagittalement ? Qu’est-ce qui conserve et témoigne les marques de ce passage ? Qu’est-ce qui permet de nous penser, de réfléchir notre présent ? Je répondrais : les discours sous des formes diverses (je ne fais pas ici de distinction entre ceux mis par écrit et ceux exprimés oralement). Se pose alors un choix. Soit, on tente d’épuiser le champ du savoir – entreprise audacieuse compte tenu de nos limites techniques, mentales, sociétales ou traditionnelles. Soit, on questionne le fait que des discours existent et on tente de dégager les conditions historiques qui les ont rendus possibles, on cherche à définir les conditions dans lesquelles l’être humain problématise ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans lequel il vit, – c’est mon choix. Par ailleurs, fait nouveau, nous sommes en présence d’une prolifération de discours. C’est pourquoi il me semble utile de se (re)pencher sur la notion de discours et s’intéresser aux conditions d’existence des discours.
Cet intérêt trouve son origine dans le livre Les mots et les choses de Michel Foucault.
Dans sa manière de constituer des figures historiques déterminées par une certaine forme de problématisation qui définit des objets, des règles d’action, des modes de rapport à soi, puis de les analyser dans leur forme historiquement singulière – dit autrement : dans sa manière de considérer notre rapport aux choses, mais aussi à soi-même et aux autres, à travers des questions à portée générale qui s’imposent à un moment donné dans l’histoire.
Dans son idée d’un extérieur, d’un dehors laissé comme « en blanc » pour des objets que nous y mettons nous-mêmes.
Dans son élaboration d’une pensée de l’actualité – d’une pensée de « ce que nous sommes aujourd’hui ».
Bref, mon intérêt tient à cette « attitude critique » sur ce qui est présent, qui repose la question du sujet et de la vérité, donc du discours, sans toutefois nier que notre culture occidentale a manifesté qu’il y avait de l’ordre entre les mots et les choses - le premier sans doute à donner une définition du discours est Platon dans Le Sophiste (260d-263d-e), comme ce qui « lie » les verbes et les noms, car le discours ne surgit pas des noms prononcés isolément, les uns après les autres, pas plus que les verbes énoncés séparément des noms ; c'est leur entrelacement qui permet d'exprimer la réalité existante.
Attitude qui conduit Foucault à adopter une méthode nouvelle : l’analyse de cette « expérience nue de l’ordre » entre les mots et les choses ne consiste plus à envisager les connaissances dans leurs formes objectives ou dans leur valeur rationnelle, mais plutôt à dégager leurs conditions de possibilité, à faire émerger les dispositions du savoir qui ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance. Une telle analyse ne relève pas de l’histoire des idées ou des sciences, mais consiste à mener une enquête archéologique du savoir – méthode qui deviendra, au fur et à mesure de ses enquêtes, archéologique et généalogique. Point de départ de ma réflexion.
TRAVAUX & RÉFLEXION
La notion d'épistémè chez Michel Foucault ou la question des conditions de possibilité du savoir
Mise en ligne : décembre 2024
Je reviens ici sur les grandes discontinuités dans le champ épistémologique ou l’épistémè de la culture occidentale : celle qui inaugure l’âge classique (vers le milieu du XVIIe) et celle qui incarne la modernité (début du XIXe), pour montrer que l’ordre sur fond duquel nous pensons les choses n’a pas toujours été le même, autrement dit : que les conditions de possibilité du savoir ont changé avec l'histoire. Mais surtout, pour remonter au point zéro de ma réflexion sur la notion de discours.
L'espace du discours
Mise en ligne : août 2024
Ensuite, au départ d’archives de Michel Foucault éditées plus ou moins récemment, je m’appuie sur sa définition du discours, plus précisément sur sa définition de la discursivité, pour proposer une définition du discours aujourd’hui et soutenir que la discursivité est devenue la forme générale de ce qui est donné à l’expérience – nos rapports aux choses, à soi et aux autres trouvent leurs conditions de possibilité dans un certain espace : l’espace du discours. Je montre que ce qui est dit est purement et simplement ce qui est ; le discours seul régit la désignation.
Les phases de l'image de la viande à partir des concepts développés par Jean Baudrillard : de la bête aux myoblastes
Mise en ligne : décembre 2024
C'est alors, au détour d’un séminaire de philosophie des sciences et des techniques, que je me penche plus attentivement sur ce qui se dit aujourd’hui dans notre société, dans notre culture, sur la viande dans notre rapport à l’animal, pour montrer qu’effectivement nous n’avons pas toujours pensé ce rapport de la même façon ; des discours nouveaux prennent forme dans un espace, comme dit supra, laissé comme en blanc. Cette fois, c’est en mobilisant les concepts de Jean Baudrillard que l’on voit se découper devant nous, de manière discontinue, les phases de l'image de la viande.
De la rareté du silence
Recherche en cours : janvier 2025 -
À la suite de ces travaux, j'ai été confrontée au silence. J'ai essayé de le garder suffisamment pour me lancer dans une nouvelle enquête.
Il peut sembler paradoxal de vouloir donner un sens au silence – de déployer un discours sur la notion de silence – alors que le silence (ici en référence à la notion de langage, c’est-à-dire à l’absence de signes linguistiques) ne transmet aucun discours, aucune intelligibilité. Pourtant, nombreux sont les philosophes à s’être penchés sur la question : soit le silence est effectivement absence de signification, donc néant de pensée, soit le silence est un signe qui dit quelque chose là où les mots sont impuissants ou insuffisants, là où les mots ont un manque propre, il s’agit alors de s'interroger sur l'intention signifiante du silence, de lui donner une valeur positive équivalente à celle des mots, de lui donner un sens intelligible.
Je ne suivrai pas à proprement dit cette voie. Je m'intéresserai plutôt à la rareté du silence, au fait, qu’à l’origine, ce qui remplissait l’espace, c’était le silence ; le monde était silencieux (toujours en référence à la notion de langage). Vinrent ensuite les écritures et les discours qui interrompirent le silence. Aujourd’hui, dans la culture occidentale, de plus en plus rares sont les silences. Ça dit que ça parle presque de manière continue. Résultat : les discours nous assourdissent ; plus factuellement, nous n’écoutons plus, nous nous enfermons dans nos croyances. Dans ces conditions, ne sommes-nous pas arrivés à un point de non-retour tel qu’il n’y ait plus assez d’espaces de silence pour produire de la signification, pour penser nos rapports aux choses, à soi et aux autres ?
Pour essayer de répondre à cette question, je suivrai a priori le plan suivant :
Dans un premier temps, je reviendrai, brièvement mais nécessairement, sur ce qui a été dit sur le silence pour tenter de revenir au monde originel, car selon moi c’est bien parce qu’il y a silence qu’il peut y avoir discours. Autrement dit, je suivrai la méthode foucaldienne : archéologique et généalogique.
Dans un deuxième temps, si on admet comme le montre Foucault dans Les mots et les choses que la ratio européenne n’a pas suivi un mouvement ininterrompu de la Renaissance à nos jours, que le logos a en définitive cédé sa place à la doxa – aux opinions couramment admises ou opinions fortes, aux croyances largement partagées, ou encore aux considérations -, voire à l’opinion « des mortels » –, alors quid juris de la discursivité, des discours qui prennent forme en leur sein, de ce que j'appelle l’espace du discours (voir article supra) ? En outre, diagnostiquer ce qui est dit, quand bien même cela permet de dégager ce que nous sommes, ne revient-il pas aussi à renforcer ce qui est dit haut et fort ?
J'irai alors, dans un troisième temps, à la recherche de celles et ceux qui accordent de l’espace à l'autre (vivant et non vivant), qui se taisent et écoutent les sons qui les entourent réellement. Non pas pour parler à leur place ou leur prêter leur voix, mais simplement pour recréer du silence ou des conditions pour de nouveaux discours. Même si ces marques sont isolées (ou peut-être en trouverais-je plus que je ne crois), je tenterai d’en dégager les effets pour juger si cette attitude philosophique ne nous apprend pas aussi sur ce que nous sommes aujourd’hui.
J'entrevois donc cette enquête comme un travail et une réflexion sur les effets de faire silence et non comme un discours sur le silence.